Après avoir rendu nos vélos en milieu d'après-midi, ce lundi 10 juin, nous devons reprendre la route. Combistador tousse un peu après deux jours coincé dans le sable d'Atacama. Près de 800 kilomètres nous séparent de notre prochaine destination : Bahía Inglesa, refuge des pirates du Pacifique.
Nous reprenons notre Ruta 23, mais dans l'autre sens cette fois-ci. A notre droite défile la forteresse de Quitor. A gauche, c'est la vallée de la Lune qui nous salue une dernière fois.
Vu l'heure tardive, nous n'avons aucun espoir de retrouver l'océan dès ce soir. Il nous faudrait dévaler plus de 350 kilomètres dans le désert. Tout cela avant que la nuit tombe, c'est à dire dans moins de trois heures maintenant. Mission impossible. Nous comptons tout de même dépasser la crasseuse Calama pour atteindre une station-essence à 180 kilomètres de San Pedro.
Les montées interminables sont de retour. Le moteur gronde fort mais nous avançons à bonne allure. Soudain, un énorme BOUM nous fait sursauter. Cela vient du moteur. Le voyant rouge de la batterie vient de s'allumer. Nous ne pouvons plus avancer. Misère ! Pas maintenant ! Nous voilà coincés au milieu du désert d'Atacama, ballotés par le sable et le vent. De plus, les rares camions qui passent filent à toute vitesse, sans s'arrêter.
Lulu descend de Combistador, ouvre le capot et se retrouve avec une petite pièce de métal dans les mains. En bon expert-mécanicien, il n'a aucune idée de ce qu'il vient de récupérer dans sa paume. Après avoir observé de près tous les recoins de la mécanique, il devine trois autres pièces de ce type solidement vissées aux cylindres du moteur. Lulu se doute que la quatrième vient de sauter et qu'elle est maintenant dans sa main gauche. Au moins, nous connaissons la source du problème.
Avant de faire n'importe quoi, nous essayons de contacter Miguel et David, nos deux amis vénézuéliens rencontrés à Curitiba au Brésil. Par chance, dans cette partie Est du désert d'Atacama, le réseau n'a pas totalement disparu. Miguel et David nous répondent un petit quart d'heure plus tard : « Ce n'est pas très grave, c'est juste une bougie qui s'est fait la malle. Avec une petite clé à bougie tubulaire, vous pouvez la refixer sans problème. »
Tout à coup, on se rend compte à quel point nous sommes nuls en mécanique. Nous ne savons même pas reconnaître une bougie... Merci Miguel et David ! Mais le problème n'est pas réglé pour autant. Nous avons une bonne dizaine de clés anglaises dans notre boîte à outils, mais aucune trace de clé à bougie tubulaire. Les deux frères vénézuéliens se résignent alors à nous dire d'aller au plus vite voir un garagiste. Mais nous sommes à 60 kilomètres de l'atelier le plus proche ! Il va falloir remettre la bougie à sa place, en espérant qu'elle tienne jusqu'au bout. « Ce n'est pas la meilleure option, mais c'est déjà mieux que rien, ajoutent Miguel et David par message. Le souci, c'est que vous ne pourrez pas faire plus d'une quinzaine de kilomètres comme ça. Il va peut-être falloir appeler une grue à la rescousse... » Et payer des milliers de pesos ?! Hors de question. On va essayer de se débrouiller tout seuls. Même en plein désert. Le soleil est désormais très proche de l'horizon. Dans quelques instants, il fera nuit noire. Faisons vite ! Lulu se brûle les doigts en remplaçant la bougie dans le cylindre. Elle a l'air de tenir. De retour à l'avant, le moteur redémarre. Victoire ! Nous roulons à vitesse très réduite pour ne pas brusquer Combistador.
Au bout de cinq kilomètres, un deuxième BOUM retentit à l'arrière. La bougie a sauté, de nouveau. Lulu la replace tant bien que mal (forcément, il s'agit de la bougie arrière-gauche, la plus difficile à atteindre derrière le moteur). Dix kilomètres plus loin, rebelote : la bougie a lâché et le câble jusqu'au distributeur est sectionné. Normalement, cela n'est pas rédhibitoire. C'est reparti pour près de 40 kilomètres dans le crépuscule d'Atacama. Après plusieurs arrêts pour replacer cette foutue bougie dans son cylindre, nous atteignons enfin... Calama, lieu d'habitation le plus proche. Les retrouvailles avec cette ville triste et poussiéreuse ne sont pas joyeuses. Nous cherchons un garagiste au plus vite. Dans un quartier sombre, excentré du centre-ville, les portes de l'atelier se ferment devant nos yeux. Trop tard. Le patron, air maussade et clope au bec, nous dit de revenir demain matin. Nous devrons dormir en pleine rue, sur le trottoir d'en face.
Après les 40 kilomètres du matin à vélo dans la vallée de la Lune et cette centaine de bornes interminables et stressantes dans le désert, nous sommes exténués. Une assiette de pâtes, ce sera tout pour ce soir. Nous nous endormons tant bien que mal dans cette rue quelque peu effrayante, mais bizarrement peu bruyante.
Le lendemain matin (mardi 11 juin), encore en pyjama sous notre gros manteau, nous faisons la cuisine portes ouvertes sur le trottoir. Les habitants du quartier nous regardent avec étonnement. Une heure plus tard, l'atelier ouvre et nous appelons au plus vite le mécanicien. Toujours sa cigarette entre les dents, il vérifie l’îlot du moteur qui accueille, normalement, la bougie défectueuse. Si ce renfoncement est abîmé, il faut le remplacer en sortant le moteur du combi et donc rester sur place pendant plusieurs jours (sans compter les dépenses supplémentaires).
Après cinq petites minutes de stress, c'est le soulagement ! L'îlot est en parfait état. La bougie s'est tout simplement dévissée jusqu'à ne plus pouvoir tenir en place. Les dos d'ânes et les secousses ont eu raison d'elle. Le patron de l'atelier nous resserre le tout et ne nous demande rien en échange. Un peu gênés, nous le remercions pour son aide et son honnêteté (il aurait très bien pu nous dire que tout était à changer et donc empocher la mise). Ouf ! Nous pouvons quitter la ville et nous le faisons au plus vite. Combistador fonce à toute allure pour rattraper le temps perdu.
Fini la Ruta 23 vers l'est. Bonjour la Ruta 25 vers le sud-est ! En fin de mâtinée, dans une station-essence, nous faisons la rencontre d'un petit homme d'une cinquantaine d'années. Luis est camionneur. Ses parents ont fui la dictature pour se réfugier... en France ! Luis a vécu quinze ans à Bourg-en-Bresse dans le département de l'Ain, porte d'entrée des Alpes du Nord. Mais sa femme n'a jamais réussi à profiter de sa nouvelle vie française. Le couple a finalement décidé de revenir dans leur pays natal. Et voilà Luis, à bord de son énorme camion, sur les routes nord-chiliennes. Après une belle demi-heure de discussion, nous reprenons chacun notre route. Lui aussi se dirige vers le Sud, mais il prévoit de mettre les bouchées doubles pour arriver à Valparaiso dans moins de 48 heures et ainsi rejoindre sa femme au plus vite. Nous ne pourrons pas suivre ce rythme. Nous lui disons au revoir en français après une poignée de main chaleureuse.
Sur la route 25, en début d'après-midi, le désert est toujours là mais la fraîcheur de l'océan se fait sentir, petit à petit. Nous arrivons aux abords de la deuxième plus grande cité du Chili : Antofagasta et ses 340 000 habitants. Nous décidons de poursuivre notre route sans y séjourner : la ville est réputée bondée et peu attractive, même si elle borde l'océan Pacifique. Nous contournons les faubourgs en reprenant, pour quelques dizaines de kilomètres, la fameuse Ruta 5 : la route Panaméricaine qui filoche, plein sud ! Une demi-heure plus tard, nous bifurquons sud-ouest sur la petite Ruta 1.
Soudain... BAM ! Un très gros bruit nous fait sursauter. Cela vient de derrière. Le voyant rouge de la batterie s'allume à nouveau. Ça sent le cramé. Le cœur battant à mille à l'heure, Lulu s'arrête sur le bas-côté. Franchement, il hésite à ouvrir le capot, de peur de voir ce qu'il vient de se passer à l'intérieur. Incroyable... la courroie est en mille morceaux ! Vraiment, après la bougie sauteuse, on n'a pas de veine. Et nous revoilà au milieu des dunes de sables, sur une petite route où les voitures se font rares.
Heureusement, nous avons acheté il y a quelques mois, une courroie de rechange. Le problème est qu'il nous manque une clé de 19 pour remonter le tout. Vroum... une voiture déboule au loin ! Nous lui faisons de grands signes mais elle nous dépasse sans ralentir... attendez... si ! Deux cents mètres plus loin, la petite voiture rouge s'arrête et fait demi-tour ! Décidément, les Chiliens sont adorables.
Deux trentenaires sortent de leur voiture et veulent immédiatement nous donner un coup de main. Problème : ils n'ont aucun outil dans leur coffre. On tente avec un tournevis, mais ça ne tient pas. Soudain, un énorme klaxon résonne dans le désert. Luis ! Notre ami camionneur a pris la même route de traverse et sort de sa cabine, un grand sourire aux lèvres. « Comme on se retrouve ! Vous avez un souci ? » Quelle chance et surtout quelle joie de le revoir ! En bon professionnel, Luis a toute une panoplie de clés à nous prêter, y compris celle de 19 ! En un tour de main, la courroie est changée et nous repartons à peine une heure après l'incident. Nous remercions chaleureusement les deux copains et Luis se propose même de nous escorter jusqu'à Paposo ! « La route n'est pas évidente en arrivant sur la côte. Ça descend sec ! J'espère que vous avez vérifié vos plaquettes de frein. Quoi qu'il arrive, je vais ralentir un peu pour vous surveiller de près jusqu'au Pacifique... au cas où ! » Luis est désormais notre ange-gardien.
Nous roulons un peu plus doucement dans les montagnes parce que la route est dangereuse et surtout pour ne pas esquinter notre nouvelle courroie. La présence rassurante du camion de Luis juste devant nous est inespérée d'autant que nous traversons un territoire hostile, encore en altitude. Le sol est troué par les galeries : nous entrons dans "la région des mille mines". Celles d'argent et de cuivre. La montagne est criblée de cavernes mystérieuses. Peu avant 18h, nous atteignons la fameuse descente dont nous a parlé Luis. La vue est splendide. Au loin, nous ne voyons pas l'océan, mais une mer de nuages blancs.
Devant nous, c'est un enchaînement de lacets et de virages très serrés, au milieu des falaises. Mais le plus dangereux, ce sont les énormes semi-remorques qui prennent toute la route et qu'on aperçoit le plus souvent, au dernier moment. Nous sommes entourés de nuages bas. Nous devons enfoncer la pédale de frein jusqu'au littoral.
Finalement, nous arrivons en bas sans encombre. Notre bouteille d'eau en plastique a rétréci sous l'effet de la pression et de la perte d'altitude. Nous avons réussi : nous sommes dans la réserve nationale de Paposo, celle qui borde le Pacifique !
Luis s'arrête sur un petit parking pour fumer une cigarette. Nous nous arrêtons à sa hauteur pour le remercier mille fois. Lulu prend son numéro de téléphone, au cas où nous aurions besoin, une nouvelle fois, d'un coup de pouce divin. Le camionneur doit filer au plus vite rejoindre sa famille à Valparaiso. Lulu lui donne une accolade sincère. C'est la dernière fois que nous voyons Luis.
Désormais, l'air est beaucoup plus frais et humide. Les nuages blancs sont devenus noirs. La nuit tombe et nous devons trouver un endroit où dormir au plus vite. Ce sera à une centaine de mètres de la route principale, au milieu des dunes de la plage de Paposo, en espérant que la pluie ne mouille pas trop le sable pendant la nuit. Il ne manquerait plus que Combistador se retrouve englué dans la vase le lendemain matin. Nous avons roulé, pour la première fois depuis le début de notre périple, plus de 400 kilomètres dans une même journée. Un record.
Le lendemain matin, mercredi 12 juin, nous nous fixons un objectif : ce soir, nous voulons nous reposer à Bahía Inglesa, 300 kilomètres plus au sud. Il s'agit d'une belle station balnéaire, connue pour sa longue plage de sable blanc. Le village de 150 habitants tient son nom des pirates britanniques qui venaient s'y réfugier au 17ème siècle. Il paraît que l'endroit est parfait pour se requinquer. Alors, c'est parti !
Nous faisons une première halte à Taltal pour acheter du lait, de l'eau, et un peu de fromage. Nous passons également à l'atelier pour acheter une clé de 19 et une nouvelle courroie (on ne sait jamais).
Nous repartons aussi sec pour retrouver, encore une fois, la grande Ruta 5. Nous sommes de retour dans les montagnes et les lignes droites nous ramènent en altitude. Nous avons la mine de cuivre et le grand port de Chañaral en vue, pour une pause café/empanadas.
Avant de repartir, quelque chose cloche sur Combistador. C'est pas vrai ! Le pneu avant-gauche est quasiment à plat ! La pression a diminué de moitié en quelques heures ! La série noire se poursuit. Nous remettons en vitesse un peu d'air à la pompe à essence et nous décidons de poursuivre notre chemin, non sans appréhension. Il est déjà 15h.
Au volant, fenêtre ouverte, par dessus la portière, Lulu regarde si le pneu tient la route. C'est le cas. Pour le moment. Nous entamons notre dernière ligne droite jusqu'à notre objectif du jour : la belle « Baie des Anglais ».
A 17h pile, ça y est, nous y sommes ! Nous coupons le moteur, nous jetons un œil au pneu avant-gauche : il n'est pas en pleine forme mais il semble encore capable de rouler jusqu'à la prochaine grande ville. Nous déposons Combistador sur le parking de la plage, on visite quelques boutiques de bijoux artisanaux et on s’assoit en terrasse pour le coucher de soleil. Nous y sommes arrivés. Et ça mérite bien un petit diaporama avec la flèche noire en haut à droite du combi :
Avant que la nuit tombe, nous nous confinons à l'intérieur du combi pour profiter des derniers rayons du soleil, un livre à la main. Nous avons la promenade et la plage à nous tout seuls. Seul un couple de promeneurs belges prend de nos nouvelles.
L'air est frais mais le vent est doux. La mer est beaucoup moins agitée qu'hier. Les vagues ont laissé la place au clapotis. Nous allons bien dormir.
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